La Divine Epopee07
Comme Dieu dans son ciel, je vis dans ma pensée.
Loin, bien loin de l’espace et du temps élancée,
Dédaignant le regard d’Herschell, de Cassini,
Mon âme ouvre son aile aux vents de l’infini ;
Et dans son large essor dépasse, vagabonde,
Le voyage élevé que fait l’esprit du monde ;
Puis, brûlante d’orgueil, redescend dans mon sein,
Pour couver sous ses feux mon immense dessein.
Creusons un nouveau lit au torrent de la vie.
Il faut à mon amour que la vierge asservie,
Dans ce bel Orient, premier-né du soleil,
S’éveille sur mon cœur du mystique sommeil.
De l’antre du jaguar au nid de l’hirondelle,
Les échos de ce globe attentif parlent d’elle ;
Le chant de l’alcyon a des soupirs d’hymen ;
Léviathan joyeux dit aux flots : — C’est demain. —
La tige du palmier, la cime du grand chêne,
M’ont crié : — Jette aux vents le serment qui l’enchaîne ;
Qu’importe de son dieu le stérile courroux,
Quand c’est un autre dieu qu’elle prend pour époux. —
Mon peuple attend ; mes bras sont ouverts… qu’elle y tombe !
Neuf soleils de son père ont éclairé la tombe,
Et prolongeant pour lui le culte des douleurs,
Toute son âme encore appartient à ses pleurs.
Ne troublons pas le deuil de la douce orpheline.
Au tombeau paternel, alors qu’elle s’incline,
J’entends sa voix gémir et murmurer tout bas,
De ces mots qui pourraient réveiller du trépas :
« Père, père, pourquoi m’a voir abandonnée ?
« Tu me disais : — Devant la suprême journée
« Qui doit voir pour jamais se coucher le soleil,
« Le père et les enfants ont un âge pareil.
« Dieu ne nous punit point, ma fille, il nous rassemble,
« Sous l’aile de la mort il nous abrite ensemble ;
« Et c’est un grand bienfait du monde à son déclin,
« De ne laisser du moins nul enfant orphelin. —
« Tu le disais, mon père, et pourtant je te pleure !
n Je perds la seule grâce attachée à cette heure ;
« Dieu me laisse des jours pour attendre et souffrir :
« Que ce monde désert est longtemps à mourir !
« J’accepte pour toujours, languissante et fanée !
« Ce long sommeil du cœur où tu m’as condamnée ;
« Je ne serai point mère, et mon vœu me défend
« De rattacher ma vie au berceau d’un enfant.
« Je cueillerai les fleurs qui croissent sur les tombes.
« J’enseignerai ma plainte aux petits des colombes ;
« Et mes pieds douloureux, mes pieds décolorés
« Imprimeront mon deuil sur la mousse des prés ;
« Je verrai s’incliner les rameaux du palmiste,
« Et ma place au soleil comme moi sera triste.
« Dieu me laisse des jours pour attendre et souffrir :
« Que ce monde désert est longtemps à mourir !
« Mon père !! apparais-moi la nuit près de ta cendre ;
« Je monterai demain, ce soir tu peux descendre ;
« En voyant mes regrets Dieu te le permettra,
« Et, bénie au saint lieu, ta main me bénira.
« Viens passer sous le chêne où tous deux nous passâmes ;
« 'Enseigne à mes regards comment on voit les âmes.
« Et mêlant ta parole à la plainte des vents,
« Toi qui les as quittés, souviens-toi des vivants !
« Viens, j’essuierai mes pleurs ; des lys ceindront ma tête :
« Je ne t’appelle pas pour attrister ta fête !!!
» Dieu me laisse des jours pour attendre et souffrir :
« Que ce monde désert est longtemps à mourir ! »
Et moi, moi recueillant ses larmes virginales,
Je lui disais comment de magiques annales
Allaient recommencer pour ce globe sauvé ;
Sous un de mes regards l’Océan ravivé ;
Mon long voyage autour de mon muet royaume ;
Sainte-Hélène à mes yeux offrant le seul fantôme,
Le seul monarque mort assez grand, sous le ciel,
Pour parler de son nom devant Idaméel ;
Les tigres me suivant au désert de Cyrène ;
Tous mes peuples du Nil la demandant pour reine,
Lui dédiant de loin ma naissante cité ;
Et déjà l’avenir brillant de sa beauté,
L’avenir, frais rameau ressuscité par elle,
Et qui tous les cent ans ouvre une fleur nouvelle.
Je charmais son regret lentement endormi ;
Mais près de Sémida j’avais un ennemi,
Un étrange ennemi… le lion domestique
Que bénit, en mourant, le vieillard prophétique.
Nul philtre à mon parti n’avait pu l’enchaîner.
Soit que l’esprit du mort sur mon cœur vînt planer,
Soit qu’un instinct rival de la pensée humaine
Contre mon espérance eût allumé sa haine,
Il semblait s’irriter du progrès de nos nœuds ;
Autour de moi, dans l’ombre, il rôdait soupçonneux ;
Et passait tour à tour, gardien de la famille,
Du sépulcre du père aux amours de la fille.
Il osait sur mes sens essayer la terreur ;
Et moi d’un seul regard je brisais sa fureur.
Un jour que j’effeuillais une blanche ketmie
Sur le front transparent de la vierge endormie,
Le lion m’aperçoit de loin, et courroucé,
Se rainasse un moment sous son poil hérissé ;
Puis d’un cri prolongé réveillant mon amante,
Vient droit à moi, terrible et la gueule écumante.
Je le regarde alors…. et lui veut s’affranchir
Du charme dont l’éclair le contraint à fléchir.
Ne pouvant entre nous abaisser sa paupière
Que j’immobilisais ainsi qu’un œil de pierre,
S’indignant, et sentant, lorsque je suis vainqueur,
Qu’en fascinant ses yeux je subjugue son cœur,
Il enfonce sa griffe en leur profonde orbite,
Échappe à mon pouvoir dans une nuit subite,
Et du prestige ardent dénouant les liens,
Désarme mon regard en éteignant les siens.
Sa force ressuscite invulnérable, immense,
Et de ses crins dressés agite la démence ;
Son cri, de Sémida fait expirer la voix,
Autre charme pour lui si puissant tant de fois !
Il s’élance vers moi…. mais l’aveugle tempête,
Passe d’un bond trop large au-dessus de ma tête ;
Il me cherche, il s’égare, et sous deux jets de sang,
Dans la nuit qu’il s’est faite il tourne en rugissant.
Je contemple attendri le monstre magnanime,
Qui retrouve sa force et qui perd sa victime,
S’éloigne, se rapproche, et quelquefois rampant,
Imite en ses détours les ondes du serpent.
Sans étancher sa soif dans le sang des blessures,
Sur le tronc des palmiers il grave ses morsures,
Ou, se dressant debout contre un roc décharné,
Croit dans ses bras de fer m’avoir emprisonné.
Le sable est balayé du vent de sa poitrine,
Et les autres lions, du haut de la colline,
S’étonnent en voyant que ce roi des déserts
De ses bonds convulsifs tourmente ainsi les airs.
Sous ses propres excès enfin sa rage expire ;
Il tombe, je l’enchaîne ; et Sémida soupire
Lorsque ma main le lie au rocher colossal,
Qui couvre du vieillard le sommeil sépulcral :
« Toutes les voix du ciel par son cri me maudissent,
« Me dit-elle, et mes maux de ses maux s’agrandissent.
« Ce qu’il avait d’amour dans son cœur de lion
« Veillait pour s’opposer à ma rébellion.
« Il gardait mon serment, il prenait ma défense.
« C’était l’esprit vengeur d’un père que j’offense
« En écoutant ta voix. Fuis, tu ne peux rester ;
« A l’ombre d’un tombeau laisse-moi m’abriter ;
« Laisse-moi m’avancer seule vers cette rive,
« Où comme un cygne blanc Dieu veut que l’on arrive. »
Elle se tait et pleure, et puis vient à pas lents
De l’aveugle lion laver les yeux sanglants,
Et, chaque jour sa main, devant la sépulture,
A l’animal plaintif apporte sa pâture,
En lui disant… « Hélas ! tu perdis la clarté,
« Pour demeurer fidèle et n’être pas dompté ;
« Et moi dans le regard dont tu fuyais la flamme,
« Je puise imprudemment les vertiges de l’âme.
« Tu n’as jamais veillé près de ton lionceau
« Avec autant d’amour qu’auprès de mon berceau,
« Quand j’étais tout enfant ; maintenant, comme un frère,
« Tu gardes nuit et jour la tombe de moi père ;
« Maintenant des liens de fer pèsent sur toi.
« Oh ! ne réveille pas le vieillard contre moi.
« Je viendrai te servir, et malgré sa faiblesse,
« Ma main allégera la chaîne qui te blesse ;
« Et je te nourrirai des fruits de mon jardin,
« Comme Eve nourrissait les lions dans Éden. »
Et le lion, gardant pour moi toute sa haine,
Léchait la douce main qui soulevait sa chaîne.
Autant et plus que lui veillait sur Sémida,
Instrument que David pour les deux accorda,
Trésor miraculeux resté dans sa famille,
Passant, tout constellé, du vieillard à sa fille,
Une harpe mystique, et dont les cordes d’or
Luttèrent autrefois contre l’esprit d’Endor.
A l’ombre des palmiers quand la vierge chrétienne
Pressait entre ses bras cette harpe gardienne,
Plein des souffles de Dieu, le son qu’elle exhalait,
Lamentable et jaloux, contre moi lui parlait.
C’étaient d’amers soupirs, des notes désolées,
Comme la voix des morts priant dans les vallées.
C’était le deuil souffrant des suprêmes adieux.
L’arpège saint, trempé de pleurs mélodieux,
Comme Saül en proie à l’ange des ténèbres,
Exorcisait l’amour par ses rhythmes funèbres,
Montait, passait, flottait de douleurs en douleurs ;
Pour fermer leur calice il tremblait sur les fleurs.
Tantôt il évoquait, veuves demi-voilées,
Les gammes devant moi fuyant échevelées ;
Tantôt avec lenteur, sur le cœur oppressé,
Laissait tomber le poids de son thème glacé,
En ramenant sans cesse à la même harmonie,
La phrase impitoyable en sa monotonie ;
Faisait gémir ses chants dans la fuite des eaux,
Ou vibrer la prière aux pointes des roseaux ;
Ou frappait en éclats, sur l’écho des ravines
Pour en faire jaillir les menaces divines.
Le lion accordait de moments en moments,
Aux lamentations ses longs rugissements.
Les colombes qu’en vain j’épouvantais du geste,
S’abattaient, pour pleurer, sur l’instrument céleste.
Maître de Sémida, l’accord aérien
Triomphe, et prend son cœur même à côté du mien
On dirait que la vierge, écartant sa défaite,
Aspire, en chaque son, l’esprit du roi prophète,
M’échappe par l’extase, et vers le firmament
S’enfuit, sans emporter l’âme de son amant.
Pour soumettre à ma loi l’instrument invincible,
J’appelle avec mystère un démon invisible :
Génie aux yeux mourants, esprit de volupté
Que l’abîme adorait sous le nom d’Astarté.
« A cette sombre harpe enchaîne-toi, lui dis-je ;
« Transforme, en l’habitant, le sinistre prodige ;
« Viens… » Et déjà trois fois les cordes ont gémi ;
La harpe avec terreur s’ouvre à son ennemi,
Prend son souffle, et déjà prête à chanter ma gloire,
Sent son captif vainqueur régner sur son ivoire.
Combien j’ai tressailli quand, pour l’hymne du soir,
Sous l’arbre des concerts Sémida vient s’asseoir ;
Prie avant de chanter, et pâle, inconsolée,
Contemplant cette harpe en secret violée,
Ignorant quel démon vit dans ses fibres d’or,
L’approche de son cœur, sans l’éveiller encor.
PRIÈRE DE SÉMIDA.
« Avant que Jésus-Christ nous léguât son génie,
« Les eaux étaient bornés et la terre infinie ;
« Toujours quelque géant luttait contre les Dieux.
« L’homme, déshonorant son berceau radieux,
« S’endormait dans sa chair sans espoir et sans flamme,
« Comme en son lit fangeux s’endort l’hippopotame ;
« Et de rêves impurs peuplait son lourd sommeil,
« A faire reculer les coursiers du soleil !
« Mais un doux messager nous porta la prière.
« L’âme de l’univers changea de sanctuaire ;
« La nôtre, en tout l’éclat de sa blanche pudeur,
« Sensitive éveillée au toucher du Seigneur,
« Évangélique fleur, s’épanouit aux charmes
« De sa nouvelle vie éclose sous nos larmes ;
« Et dans son beau calice, où descendait le jour,
« Pour la première fois vit le mystique amour.
« L’homme, comme une sœur qui veille à sa souffrance,
o Sur le front du malheur vint baiser l’espérance ;
« Et vers le grand concert des mondes lumineux,
u Envoya son esprit, nouveau-né de leurs feux.
« L’ancien sépulcre ouvrit son ombre, et de nos tombes,
« Chastes nids d’où la mort voit s’enfuir ses colombes,
« Comme un reptile noir le néant fut banni :
« Notre dernier sommeil eut un rêve infini.
« Oui, la vie en fuyant soulève autant de voiles,
« Que les adieux du jour font éclore d’étoiles.
« 0 mort ! viens m’abreuver du flot rajeunissant,
« Viens changer en éther le limon de mon sang,
« Prends en main la clef d’or des fêtes éternelles.
« Nous rampons dans la vie en attendant tes ailes,
« Et nous tenons de toi notre immortalité,
« Diadème de feux, par une ombre apporté.
« Ma harpe maintenant, ma harpe consacrée !
« Transformons la prière en Cécile inspirée ! »
Et les sons appelés lui répondent ardents.
Elle évoque l’amour sous ses doigts imprudents ;
Et le charme triomphe, et chaque corde oublie
Du mysticisme éteint la lugubre folie.
Sa frémissante main s’efforce vainement
D’accorder à son deuil les voix du talisman ;
Elle demande en vain à ses plus beaux cantiques
De rendre aux fibres d’or leurs larmes extatiques ;
La harpe, entre ses bras, rayonne et l’éblouit.
Comme une large fleur l’accord s’épanouit,
Lançant dans l’air, au lieu de vapeurs odorantes,
Tout l’amoureux poison de ses flèches vibrantes.
La harpe fait éclore à ses appels puissants,
Tels qu’un mirage ailé, mille sylphes dansants,
Et semble réunir, magique et possédée,
Aux voix du sentiment les tableaux de l’idée.
Plus Sémida s’obstine, et plus la volupté
Transpire abondamment de l’ivoire enchanté.
La passion s’empreint dans la note rebelle,
Les bémols langoureux lui disent qu’elle est belle,
Et jettent, séducteurs comme une voix d’amant,
D’harmonieux défis à son étonnement.
Des couleurs de l’amour les gammes nuancées,
Échos révélateurs des brûlantes pensées,
Courent dans ses cheveux en frissons caressants ;
Font résonner l’ivresse au clavier des sens,
Ou viennent ranimer, pour ses rêves de femme,
Tout un monde oublié dans les sommeils de l’aine.
Les ramiers, par leur deuil autrefois séparés,
Descendent, deux à deux, de leurs pleurs délivrés.
Ils ont changé de voix sur la harpe changée,
Des sanglots de David la nature est vengée ;
Et la vive luciole, attentive aux doux sons,
Semble de plus de feux étoiler les gazons.
Et d’un réseau d’accords la vierge est prisonnière ;
Le ciel ne descend plus au cri de sa prière,
Et son pieux espoir, de langueur affaissé,
Succombe au charme heureux qu’elle tient embrassé.
Comme piquée au cœur par le serpent sonore,
Sa force l’abandonne, et voltigeant encore,
Les derniers sons émus du talisman vainqueur
Viennent baiser ses yeux obscurcis de bonheur.
Tel un doux rossignol, luth ailé qui soupire,
Jaloux du luth savant qu’un troubadour inspire,
Chante, pour arrêter les défis insultants
De ce nouveau rival étranger au printemps.
Sa voix de ses refrains déroule le caprice ;
Son plumage innocent du combat se hérisse ;
Il tressaille, il s’irrite, il change de rameaux ;
Le vallon pour lui seul ouvre tous ses échos.
Mais sa force s’éteint, sa voix se décolore,
Et son hymne à la nuit n’atteindra pas l’aurore ;
Ainsi que son espoir son souffle ardent a fui ;
L’infatigable luth a plus d’accords que lui.
Il se tait, lui, l’amant de la rose enflammée !
De la création la voix la plus aimée !
Il croit que sa défaite est une insulte à Dieu ;
Le jasmin qu’il habite a son dernier adieu ;
Dans les rameaux plaintifs que Zéphire balance,
Poète aérien, tué par son silence,
Il tombe défaillant ; il tombe de sa fleur,
Sur le luth dont le chant vient de briser son cœur.
Et semble, en expirant, doux rival qui pardonne,
Léguer à son vainqueur l’âme qui l’abandonne.
La voilà m’appelant son maître et son seigneur ;
Sa lèvre, sans sourire, a des mots de bonheur.
La voilà par degrés lentement ranimée,
Et douce, et calme, et prête au charme d’être aimée.
Qu’elle est belle !… Une nuit, qu’éloignés de l’Arar,
Respirant la fraîcheur de la mer d’Aghtamar,
Dont le flot croît sans cesse, et couvre, exempt d’orages,
La corbeille de fleurs qui lui sert de rivages ;
Je disais : — « Sémida, tiens, regarde à tes pieds.
« Oubliant des forfaits par la gloire expiés,
« Loin de sa Babylone, une reine puissante
« A baigné ses splendeurs dans cette mer croissante.
« Elle a cru l’enchaîner à son berceau natal.
« Tous les bras asservis du monde oriental
« Sont venus, quarante ans, de miracles prodigues,
« Déraciner des monts pour en bâtir des digues.
« On les voit poindre encor sous les flots insoumis ;
« La mer n’a point encor vaincu Sémiramis.
« Veux-tu, ma Sémida, voir surgir de l’abîme
« D’un passé merveilleux le colosse sublime ?
« Voir revivre un moment pour le monde étonné,
« Ce royal souvenir de siècles couronné ?
« Voir Sémiramacerte, altière hécatompyle,
« Poëmes de granit par l’histoire sculptés ?
« Oh ! veux-tu de Ninus voir la veuve elle-même,
« Pour le purifier, t’offrir son diadème,
« Et recevoir de toi dans sa belle cité,
« Des leçons de puissance et d’immortalité ?
« Fais un signe, et soudain, comme un grand météore,
« Des temples sur la mer luiront jusqu’à l’aurore.
« Tu régneras sur eux ; tu soumettras au frein
« L’éléphant accroupi portant des dieux d’airain ;
« Et le lac d’Aghtamar, d’un antique royaume,
« A tes pieds, Sémida, jettera le fantôme,
« Comme il jette le soir sur ses bords frémissants,
« La perle qu’il roulait dans ses flots caressants. »
Elle me répondit : — « Mon seigneur et mon maître,
« Puisqu’à votre désir vous pouvez tout soumettre,
« Je vais, sans redouter un sourire railleur,
« Oser vous demander ce que je crois meilleur.
« Près des murs d’Érivan il fut un monastère
« Qu’on venait visiter de bien loin, quand la terre
« Avait des habitants qu’elle pouvait nourrir ;
« Monastère où vivaient pour prier et mourir,
« De vigilants chrétiens, tous vers le ciel en marche ;
« Monastère bâti des mains d’un patriarche,
« Dont les pilastres d’or, immenses en hauteur,
« Marquaient la région des pensers du sculpteur.
« Du côté d’Orient s’ouvrait chaque chapelle,
« Comme une fleur du jour que la lumière appelle.
« Tout était symbolique en ces lieux, et l’on dit
« Que du temple éternel le Sauveur descendit,
« Pour marquer d’un rayon les contours de l’Église :
« Vision de l’amour que la foi réalise !
« Toujours ce monument d’encens était voilé ;
« Trois clochers s’élevaient sur son cintre étoile,
« Et cherchant de plus près la céleste ressource,
« Ramenaient dans les airs la prière à sa source.
« La cendre des martyrs que des fleurs embaumaient,
« Que des baisers pieux sans cesse ranimaient,
« Dans des châsses d’argent s’y gardait renfermée ;
« Il possédait le cœur de sainte Ripsymée.
« Ce monastère, avec tous ses trésors de foi,
« Voulez-vous, roi puissant, le rebâtir pour moi,
« Afin que si mon ange Éloïm me seconde,
« J’aille y prier pour vous jusqu’à la lin du monde ?
« — Quoi ! mes mains relever l’église d’Ekmaïm,
« Pour qu’un temple de plus s’ouvre à ton Éloïm ?
« Pour que ton faible cœur éveille en chaque pierre,
« Contre ma royauté, la voix de la prière ?
« Non, non !… J’habituerai tes yeux, loin du Seigneur,
« A reposer sur moi l’éclat de leur bonheur.
« Je saurai, reprenant les droits qu’on me conteste,
« Endormir mon amante en sa pourpre céleste !…
« Ce monde, Sémida, de mon souffle animé,
« Ne finira jamais si je puis être aimé !
« La vie à flots heureux dans ses veines circule ;
« Il suit Idaméel, et tu veux qu’il recule !… »
Alors tout égarée : — « O mon Idaméel,
« Est-ce donc reculer que de monter au ciel ?
« Ton amour m’éblouit et de Dieu me sépare.
« C’est l’astre des marais qui brille et nous égare ;
« C’est le myrte d’argent, donné par les démons
« Pour nous faire accomplir le mal que nous aimons ;
« C'est le gnome de flamme, et qui dans Rome ancienne
« S’échappait de l’anneau d’une magicienne,
« Pour attirer la vierge au seuil de son amant,
« Ou surprenait les cœurs du fond d’un diamant.
« Écoute, Idaméel ! Suivant leur double voie,
« Deux étoiles au ciel brillaient ; l’une en sa joie
« Se penchait et cherchait sur la terni, la nuit,
« Les belles actions dont le mystère luit ;
« Et lorsque ses rayons, dans leurs candides veilles,
« Venaient à découvrir une de ces merveilles,
« L’étoile, pour la voir, redoublait de clarté ;
« Du dévoûment sublime éclairait la beauté,
« Et baisait chastement, toute contemplative,
« De l’océan du cœur cette perle native.
« Mais l’autre, étincelant à la même hauteur,
« Portait sur les méchants son rayon scrutateur,
« Épiait les forfaits, éclairait l’adultère,
« Souillait son diadème aux fanges de la terre ;
« Et sans blanchir leurs flots, heureuse devant eux,
« Prenait leur flétrissure en son disque honteux.
« Or, elle fut maudite, et toi, tu fais comme elle ;
« Ton regard triomphant dans mon âme démêle
« Les profanes désirs qui se cachent au jour.
« Oh ! n’anéantis pas la vertu par l’amour !
« Lorsque l’aurore au ciel s’éveille, elle décore
« Des saphirs du matin le lys qui vient d’éclore.
« Lorsqu’une mère près de son fils au berceau
« S’éveille, elle choisit son plus brillant joyau,
« Afin d’en couronner cette tête charmante :
« Toi, tu choisis le mal pour parer ton amante.
« Hélas ! les passions que l’on sert à genoux,
« Nous aveuglent avant de se saisir de nous,
« Comme un faucon, pour prendre un troupeau de gazelles,
« De leurs yeux grands et doux dévore les prunelles. »
Ainsi parle la vierge, en proie au feu caché
Du philtre inexorable à son cœur attaché ;
Et sa molle pudeur en rougissant m’évite,
Et mon amour, craignant de l’effrayer trop vite,
S’entoure de prestige, et se fait précéder
Des magiques lueurs qu’elle aime à regarder.
Il s’avance, voilé du charme qu’il déploie.
Tel le sombre requin, pour amuser sa proie,
Fait au loin devant lui nager, quelques instants,
Un poisson merveilleux, aux reflets éclatants.
L’œil se laisse surprendre aux courbes vagabondes
Du vivant arc-en-ciel qui joue au sein des ondes.
Tantôt subtil, rapide et brisant son essor,
Il perce les flots bleus de mille aiguillons d’or ;
Et tantôt, déployant la gaze de ses ailes,
Il fait pleuvoir des airs d’humides étincelles ;
Il distrait la victime, et le monstre puissant
Suit de ses jeux trompeurs l’éclat phosphorescent.
Que de fois, que de fois, lorsqu’aux forets prochaines
Le soir voilé dormait sous la fraîcheur des chênes,
Pour lui parler d’amour j’empruntai la douceur
De la voix des ramiers qui la nommaient leur sœur !
De la brise enivrant la fleur qu’elle a baisée ;
Du mimosa disant : — Je t’aime — à la rosée.
Pour conquérir la vierge aux soupirs des amants,
J’invoquais de la nuit tous les enchantements ;
Et je sentais alors, de mon espoir complices,
Sur nos longs entretiens déborder leurs délices.
Avec mon souffle, autour de ses cheveux aimés,
La nature envoyait des songes embaumés ;
Et malgré ses combats, malgré ses terreurs vaines,
La volupté des nuits ruisselait dans ses veines.
Si notre esquif au flot le soir s’abandonnait,
Au courant du bonheur le flot nous entraînait.
Elle échappait à Dieu ; Zéphire, à chaque haleine,
Lui fait tomber du cœur un anneau de i>a chaîne.
Le chant des bengalis endormait son effroi ;
L’onde en baignant ses pas les attirait vers moi.
Les étoiles sur nous se penchant d’elles-même,
Semblaient lui décerner les cieux pour diadème ;
La brise, le ramier, le mimosa rêveur,
Sollicitaient son Ame à changer de ferveur,
Comme un cygne au printemps, sous des berceaux d’ombrage,
Pour de nouveaux hymens vient changer de plumage.
Et cependant, ainsi qu’un remords obstiné,
Le lion sans regards, au sépulcre enchaîné,
S’agitait dans ses fers et dans sa haine ardente,
Du tombeau paternel voix lointaine et stridente !
Que de fois sur l’Arar, quand l’orage en fureur
Enveloppait les monts sillonnés de terreur,
Pour surprendre ses flots à leur source écumante,
Mon char miraculeux enleva mon amante !
Assise à mes côtés, le front sur mes genoux,
Du vertige enflammé qui volait avec nous
Elle suivait sans peur les routes inconnues.
L’aigle avait des amours moins rapprochés des nues.
Je voyais dans mes bras l’enfant silencieux
Rougir de son bonheur en regardant les cieux.
Les vents nous escortaient, et sur mon sein pressée,
L’éclair illuminait ma belle fiancée.
L’orage adulateur enflait ses cheveux d’or.
Colombe à qui l’amour prête un vol de condor,
Elle quittait son nid pour planer sur son aire.
Je lui parlais d’hymen au berceau du tonnerre ;
Et son cœur, en fuyant sa mystique prison,
S’agrandissait d’orgueil comme notre horizon.
De notre course ailée elle prenait les rênes.
Je la voyais avec la majesté des reines,
Commander à la foudre, échapper en volant
Au choc de l’avalanche et du rocher croulant ;
S’enivrer de vitesse, et de cimes en cimes,
Glisser sur l’arc-en-ciel qui joignait deux abîmes.
Cèdres déracinés ! palmiers ! pins frémissants !
Vous balanciez sur nous votre hymne à mille accents !
Et vous faisant gémir comme une immense lyre,
L’ouragan respiré doublait notre délire.
II me semblait alors que la voix d’un amant
Résonnait dans son cœur plus haut que son serment.
Sa fierté réclamait sa part de mes conquêtes ;
Elle adorait en moi le vainqueur des tempêtes ;
Et je sentis un jour les lèvres de l’enfant
Baiser la royauté sur mon front triomphant.
O combien ma puissance exaltait son ivresse !
Qu’il est doux d’être un dieu pour faire une déesse !
Pour la voir, oubliant jusques à sa beauté,
Réfléchir dans ses yeux notre divinité !
Pour jouir du rayon qui la métamorphose,
Pour emporter l’amour dans notre apothéose !!!
Et cependant, ainsi qu’un remords obstiné,
Le lion sans regards, au sépulcre enchaîné,
S’agitait dans ses fers et dans sa haine ardente,
Du tombeau paternel voix lointaine et stridente.
Et de l’ivresse aux pleurs passant en un moment,
Reprochant au bonheur son éblouissement,
Je voyais Sémida de mon ciel redescendre :
L’or pur de ses cheveux s’effaçait sous la cendre.
Elle priait longtemps ; et puis parlait tout bas
Au céleste rival que je ne voyais pas,
A l’ange protecteur de sa vie innocente.
Je suivais ma victoire à sa pâleur croissante ;
Et la vierge baissait son front décoloré,
Afin que son amour ne fût pas mesuré.
Elle m’appartenait, il ne fallait qu’attendre ;
Car elle était plus triste et n’était pas moins tendre,
Lorsqu’elle revenait de l’archange au maudit.
Un soir, tombant mourante à mes pieds, elle dit :
« Pour de si grands combats Dieu ne m’a point formée
« Ma force se consume au bonheur d’être aimée.
« Oh ! grâce, Idaméel, grâce, ô mon jeune amant,
« Je ne puis plus porter le poids de mon serment.
« De lutter tout un jour je n’ai plus la puissance ;
« J’ai déjà tant souffert rien que de ton absence !
« Rien qu’à te regretter mon cœur s’est épuisé ;
« Je voulais te le dire et ne l’ai point osé.
« La verdure d’Arar avait perdu ses charmes,
« Je ne la voyais plus qu’au travers de mes larmes.
« Je disais à mon père : Oh ! qu’avait-il donc fait ? ,
« De l’hospitalité trahissant le bienfait,
« Avait-il du palmier défleuri la couronne,
« Ou troublé le respect dont je vous environne ?
« Avait-il d’un épi vert appauvri nos champs,
« Ou troublé d’un regard la ferveur de mes chants ?
« Le ciel à son orgueil aurait mis quelque digue :
« Vous avez de vos bras chassé l’enfant prodigue,
« Après avoir scellé dans un funeste don
« Son châtiment sans fin par un jour de pardon !
« Il n’était que courbé, le baptême l’écrase ;
« Son temple de salut s’écroule par la base !
« Mon père !… et de mon deuil je couvrais l’horizon,
« Cet horizon de fleurs qui formait ma prison.
« Je suivais par l’esprit le vol de votre gloire,
« Je cherchais mon bonheur au fond de ma mémoire.
« L’extase que mes nuits empruntaient aux élus,
« Sur ma lèvre effrayée avait un nom de plus !
« A votre souvenir ma vie était liée ;
« J’affligeais d’Éloïm la tutelle oubliée ;
« J’associais mon père à mon regret mortel ;
« Je troublais l’espérance à son dernier autel !
« Idaméel ! tu vois si je t’aime !… oh ! pardonne,
« Rends-moi dans ton amour plus que je ne te donne ;
« Ne flétris pas mon front avec ta royauté,
« N’enchaîne pas mon âme avec ta liberté !
« Si j’ai dans un orage adoré ta présence,
« Si mon œil s’est fixé sur ton éblouissance ;
« Si, battant sur ton sein, mon sein s’est enivré
« De ta création, chef-d’œuvre immesuré ;
« Ose escorter mon vol bien plus haut que ta course !
« Nous touchions au soleil, suis-moi jusqu’à sa source !
« Ose prendre à ton tour les rênes que je tiens,
« Suis-moi… le char d’Élie est plus beau que les tiens !
« Suis-moi, notre union veut une autre patrie.
« Vois l’hymen embaumé de la vallisnérie :
« Tant que règne l’hiver, et l’amante et l’amant
« Languissent sans parfums sous le fleuve dormant ;
« Mais, quand vient le printemps, quand la riche nature
« Courbe sur leur tombeau ses arches de verdure,
« La belle fleur des eaux ne veut pas, loin du jour,
« Au fond de l’onde froide ensevelir l’amour.
« Elle veut, dégageant sa robe prisonnière,
« Comme ses sœurs des prés aimer dans la lumière ;
« Elle craint que les flots sous leurs jeux inconstants,
« Ne cachent son bonheur aux regards du printemps.
« Sur sa tige élastique un moment balancée,
« Se rapprochant du ciel ainsi qu’une pensée,
« Elle monte, elle monte, et ses brillants réseaux
« Émaillent, comme un champ, la surface des eaux.
« Elle aime à voir trembler, à l’heure des délices,
« L’image du soleil auprès de ses calices.
« Bien loin des profondeurs de l’humide élément,
« La triomphante fleur appelle son amant ;
« Et son amant alors, soumis à son prestige,
« Sans pouvoir à son tour se grandir sur sa tige,
« Tressaille et lui répond sous le flot ténébreux :
« Pour la faire descendre il est trop amoureux !
« Du sol qui le nourrit, il s’arrache lui-même ;
« Il apporte en montant sa vie à ce qu’il aime ;
« Et vient, sous un air bleu, par le même chemin,
« En regardant le ciel, mourir dans son hymen.
« Oh ! montez comme lui, si je vous semble belle.
« Ce n’est pas pour mourir que ma voix vous appelle !
« Votre génie encor près de moi grandira,
« Dans l’air que Dieu respire il s’épanouira.
« Là vous retrouverez votre haute puissance
« Sous le manteau royal de votre obéissance.
« Là, sous l’œil du Très-Haut, naîtront à vos clartés,
« Les mondes merveilleux par l’esprit enfantés :
« Là, je vivrai pour vous de tous vos dons parée ;
« Vous m’aimerez d’amour dans ma robe sacrée !
« Mais vaincre mon serment, non, tu ne peux l’oser ;
« Won, ton souffle éteindrait mon âme en un baiser ? »
« — Parie-moi, parle encore, ô bien-aimée ! ô femme !
« Enchante l’air muet des accords de ton âme ;
« Sois l’hymne consolant de ce monde désert.
« La voix d’Eve, en Éden, était le seul concert -,
« Et la tienne est semblable à cette voix si tendre,
« Que les anges du ciel avaient peur de l’entendre !
« Et la tienne a des mots magiques et voilés
« Qui dans le Paradis n’étaient pas révélés ;
« Des mots dont la pudeur, de tristesse embellie,
« Rend le bonheur jaloux de la mélancolie ;
« Et qu’adorait de loin à leur charme séduit,
« Chaque astre qui mourait sur le front de la nuit,
« Avant qu’Idaméel, se couvrant de ses armes,
« Eût sauvé le soleil pour regarder tes charmes ;
« Avant qu’Idaméel, vainqueur, prophète et roi,
« Eût ranimé l’amour pour être aimé de toi.
« 0 ma divine amante, âme de mon empire,
« L’univers dépeuplé te regarde et soupire ;
« Il t’attend pour renaître, et tu ne veux pas, non,
« Qu’il retombe au néant en accusant ton nom.
« La terre t’affranchit d’une épreuve éphémère,
« Car, tu ne peux, enfant, laisser mourir ta mère ;
« Car déjà dans les cieux le flambeau des amants,
« La lune s’est éteinte au bruit de tes serments.
« A la mort, comme toi, se livrant en hostie,
« Dans ta première tombe elle s’est engloutie ;
« Et ton ange Éloïm ne t’instruit qu’à moitié,
« S’il n’a pas à ton cœur enseigné la pitié.
« Oh ! n’anéantis pas notre amoureuse extase,
« Comme un parfum scellé qui meurt au fond du vase.
« Ton père, Sémida, m’a proscrit de ce lieu :
« Ton père était un homme, et moi je suis un dieu !
« J’échappe par ma gloire au serment de ta bouche :
« Un simple fils d’Adam aurait souillé ta couche,
« Disait Cléophanor, et moi qui l’ai compris,
« A ton céleste hymen j’ai su mettre son prix.
« On m’a vu ramasser, dans ma course hardie,
« Ce sceptre universel que ma main te dédie :
« Magnifique présent, joyau de fiancé,
« Dans ta douce corbeille en triomphe placé !
« J’ai su, de l’absolu déchirant tous les voiles,
« Conquérir notre amour d’étoiles en étoiles.
« Notre amour ! seul trésor de ma jeune cité,
« Complément radieux de ma divinité ;
« Ma gloire, mon bonheur, mon plus sacré miracle !
« Viens, habite avec moi ce vivant tabernacle ;
« Ta tête sur mon sein, viens, dans ce char d’éclairs,
« Pour en chasser la mort, parcourir l’univers !
« Cessons de l’affliger avec tes vœux arides ;
« Au front de ses printemps n’imprimons pas des rides,
« Et du bord de ses mers, jusqu’à ses monts glacés,
« Et lui portant nos feux, volons entrelacés.
« Que ma palme par toi ne me soit plus ravie.
« Mon chef-d’œuvre est de marbre, oh ! donne-lui la vie !
« Ce chef-d’œuvre incomplet à l’espoir appartient ;
« En s’animant de toi, qu’il devienne le tien !
« O toi ! la plus aimée entre tout ce qu’on aime,
« Prends pitié, Sémida, de mon beau diadème !
« Viens, viens ! ne laisse pas, enfant consolateur,
« Un géant tel que moi tomber de sa hauteur.
« Sous le froid prolongé de tes larmes esclaves,
« Du volcan créateur ne glace point les laves ;
« En spectre désolé ne change pas le dieu ;
« Sois fidèle au soleil et non pas à ton vœu.
« Sauve-moi, sauve-nous, il en est temps encore.
« De ta virginité le fléau nous dévore,
« Et dans l’éther craintif brillent, pour t’accuser,
« Tant d’astres qu’éteindrait l’absence d’un baiser.
« Pour le berceau d’un fils abjure tes chimères ;
« Ouvre à ton cœur aimant le paradis des mères.
« L’Éternel, me dis-tu, réprouve nos liens !
« Craint-il que tes enfants soient plus beaux que les siens ?
« Lorsque de notre globe il résout le supplice,
« Prend-il de ses fureurs la femme pour complice ?
« Et contre mon pouvoir s’armant de ton remord,
« Ne veut-il voir en toi qu’une sœur de la mort ?
« Devons-nous lui livrer, parce qu’il te contemple,
« Les os de l’univers pour étayer son temple ?
« Non, non, tout l’univers de toi seule est rempli ;
« Pour le laisser périr tu l’as trop embelli.
« Ton regard sur les fleurs comme une aurore glisse ;
« Ta gloire flotte et court de calice en calice.
« L’abeille te dédie, en son vol enflammé,
« De ses moissons de miel tout l’espoir embaumé.
« En te voyant passer, l’hermine plus joyeuse
« Frissonne de bonheur dans sa robe soyeuse ;
« Et l’arc-en-ciel attend notre hymen, et le jour
« A besoin, pour briller, de tes rayons d’amour.
« Tu dois, tu dois un monde à ma toute-puissance
« Monde que ton regard doterait d’innocence ;
« Monde né de nous seuls, qui te ressemblerait,
« Qui porterait ton nom et qui t’admirerait ;
« Qui prendrait de tes traits la douceur et la grâce,
« Pour tempérer d’amour la fierté de ma race ;
« Qui boirait les parfums de tes cheveux flottants,
« Pour embaumer les nuits de ses nouveaux printemps ;
« Qui dirait aux oiseaux les sons de ta parole,
« Pour donner l’harmonie à leur concert qui vole !
« Ce sort si plein de flamme, oh ! pourquoi t’en bannir ?
« T’obstiner au néant devant tant d’avenir ?
« Vois mes peuples lointains t’adressant, en offrande,
« Leurs mille arcs triomphaux sauvés par ta guirlande,
« Vois l’homme, à mon génie allié désormais,
« Du rang qu’il a perdu regagner les sommets ;
« L’humanité fleurir inspirée et complète,
« Briller sur chaque front l’étoile du poète.
« Vois dans son vol fécond, tel qu’un gland des forêts,
« L’aigle des souvenirs emportant mes secrets,
« Du Nil à l’Immaüs, des Andes jusqu’au Tage,
« Pour les siècles, nos fils, en semer l’héritage.
« Vois ce globe oublier, dans ses nouveaux élans,
« L’orbite de malheur parcouru dix mille ans ;
« Et dépasser, montant vers sa métamorphose,
« Les rêves de Platon à leur apothéose.
« D’un bienfait si réel quel délire est vainqueur ?
« L’extase séraphique a-t-elle usé ton cœur ?
« Les anges t’ont parlé du ciel, d’amour peut-être ;
« Mais ils ont oublié celle qui le fait naître.
« Ils t’ont dit tous les noms des œuvres de leur roi ;
« Mais ils ont oublié de te parler de toi.
« Ils t’ont de la nature expliqué le symbole,
« Mais ils ont oublié, pour le temple, l’idole !
« Les anges, Sémida…. ce n’est point blasphémer !
« Ne pouvant pas souffrir, ne savent pas aimer !
« Moi, je t’aime, et mon cœur vole vers ton image,
« Tantôt comme un encens, tantôt comme un orage.
« Je t’aime, Sémida ; je sens brûler en moi
« Des foudres que l’amour n’alluma que pour toi,
« Et dont il adoucit l’éclair, flamme inquiète,
« De peur d’incendier l’idole qu’il s’est faite.
« Je t’aime ; que m’importe ou ma gloire ou le jour ?
« Ma gloire est un prétexte à te parler d’amour.
« A l’univers qui meurt quand ma voix t’intéresse,
« Je veux dans ta pitié surprendre ta tendresse ;
« Je t’aime, et tout le bruit de l’immortalité
« N’est qu’un néant sonore auprès de ta beauté.
« Oh ! ne me parle plus du ciel, vierge adorée ;
« Trop longtemps de mon cœur le ciel t’a séparée !
« Ses pâles séraphins sont presque tes amants ;
« Le mépris en amour défend mal des tourments ;
« Toujours, autour de toi, quelque odeur d’ambroisie
« Fait en parfums amers flotter la jalousie.
« Ton Éloïm m’assiège, il me vole tes vœux ;
« Son aile, à mes baisers disputant tes cheveux,
« Déjà dans son orgueil contre moi se mesure ;
« Son aile se rougit au sang de ma blessure.
« Même jusqu’à tes pieds, il m’apporte du ciel
« Des rayons de souffrance et des souilles de fiel.
« Mon sein qui le pressent, se glace veine à veine ;
« Invisible à mes yeux, je le vois dans ma haine ;
« Et mon bonheur expire et semble, frémissant,
« Tomber du paradis d’où mon rival descend.
« Je meurs, si plus longtemps il usurpe ma place.
« Viens, et qu’autour de toi mon délire s’enlace !
« Viens, viens entre mes bras, malgré l’oracle vain,
« Doubler l’âme du monde à mon baiser divin !… »
Et je sentis alors, conquête glorieuse,
Fléchir de sa pudeur l’aile mystérieuse.
Je sentis dans mes bras sa prière mourir.
Comme au sein des lys bleus l’abeille vient tarir
La rosée, autre miel dormant dans leurs calices,
j’aspirai de ses pleurs les humides délices.
Un nuage plus beau que la clarté des cieux,
Pour les voiler d’amour frissonna sur ses yeux.
Déjà du Dieu jaloux je démentais l’oracle ;
Déjà sous un baiser s’achevait le miracle,
Et déjà de la vie arborant les couleurs,
Mon Éden de victoire ouvrait toutes ses fleurs !…
Fallait-il qu’un remords me fît tomber du faîte !
La vierge s’épouvante au cri de sa défaite,
Et son sang à longs flots refoulé vers son cœur,
Laisse son front glacé sous mon baiser vainqueur.
« Éloïm.. Éloïm… descends vers moi, » dit-elle,
Et dévoilant soudain sa céleste tutelle,
L’ange qu’elle invoquait déploie entre nous deux
Tout l’orage étoilé du bouclier de feux.
Pour ce suprême appel, pour ces luttes insignes,
Il a de sa puissance allumé les grands signes.
Enchaînant sur le sol leur élan souverain,
Prêtant un bruit de foudre à leurs plumes d’airain,
Le frisson des fureurs ouvre et ferme ses ailes ;
Son pied change le sable en fleuve d’étincelles ;
Et l’œil ne peut connaître à ses voiles d’éclairs,
S’il descend de la nue ou monte des enfers.
« Je viens à toi, dit-il, vierge ; Dieu te contemple ;
« La céleste pudeur te destine à son temple.
« Et j’ai dit aux élus : — Regardez ce débat ;
« Sur la terre d’Adam c’est le dernier combat,
« Le dernier, qui se livre en ce jour mémorable,
« Entre les sens bornés et l’âme immesurable !
« A qui donc la victoire et l’éternel honneur ?
« Je marque la limite au champ-clos du Seigneur.
« Sous mon œil protecteur, vierge, triomphe encore ;
« Mais ne m’approche pas, ma royauté dévore :
« Dieu prête sa couronne à ses ambassadeurs,
« Il a mis sur mon front la foudre des splendeurs. » —
Et moi je lui réponds : — « J’aime ces nobles marques ;
« C’est par ambassadeurs qu’on traite entre monarques,
« Eloïm, et ton roi ne t’aura pas en vain
« Habillé des éclairs de son manteau divin !
« Viens, et que par tes yeux les célestes milices,
« Des amours du maudit contemplent les délices.
« Penche-toi, penche-toi, tressaillant de désir,
« Vers ce bonheur mortel que tu ne peux saisir ;
» Viens, et jette au néant tous tes beaux rêves d’anges,
« En les voyant réels palpiter dans nos fanges !
« Autant que Sémida, son amant tïnvoquait ;
« Aux noces d’une vierge un séraphin manquait ! »
Et m’élançant alors, ainsi qu’un Dieu sublime,
Qui, voyant loin de lui s’échapper la victime,
Agite l’or vivant de son sceptre immortel,
Et pour la ressaisir s’élance de l’autel,
Ma frémissante main vers l’épouse rebelle,
Que sa pâle terreur rendait encor plus belle,
S’étend… O choix funèbre entre un archange et moi !
Triste honneur du martyre obtenu par l’effroi ;
Sur le cœur d’Eloïm la peur la précipite…
Mais dans ce cœur de feu, c’est la mort qui palpite,
C’est la mort foudroyante ; et cet embrassement,
Séraphique adultère aux yeux de son amant,
Consume tout l’espoir de mon amour trompée !
Sous l’éclair des splendeurs elle tombe frappée,
Elle tombe… et celui qu’elle vint supplier,
Ange gardien, ayant la mort pour bouclier,
Cesse de prolonger le choc de nos colères.
Me laissant pour adieu ses dons incendiaires,
Triomphant sans oser combattre Idaméel,
Son vol flagellateur remonta vers le ciel.
Je le vis emporter la jeune âme en sa gloire,
Et je demeurai seul, seul devant sa victoire !…
Il est là, sous mes yeux, muet, inanimé,
Ce trésor virginal, par l’espoir tant aimé !
Il est là… son aspect m’épouvante et m’attire :
Le réprouvé se plaît aux clartés du martyre.
Ah ! ce front par la mort est-il transfiguré,
Comme un temple où le Dieu pour jamais est entré ?
Dans ces restes glacés j’adore encor la femme ;
Son cadavre à mes yeux est plus beau que son âme.
Car son âme me fuit… vision de douleur !!!
L’arbre humain a perdu son germe avec sa fleur.
Dors sans moi… dors sans moi, dernière fille d’Eve,
Ton sommeil et le mien n’ont pas le même rêve !
Je lui portais pour dot sa race à conserver ;
Sous un baiser d’amour l’univers à sauver !
De mon trône d’orgueil elle m’a fait descendre,
Et ma gloire, comme elle, est un monceau de cendre !
Elle m’a préféré l’ange qui la-gardait ;
Se jetant sur la mort que son cœur lui dardait,
Elle a, dans les élans de sa ferveur première,
Foudroyé l’espérance avec une prière.
Elle a placé sa tombe entre mon œuvre et moi ;
Aux sarcasmes des cieux livré mon nom de roi !
Artiste travaillant un monde pour statu e,
Tous mes lauriers sont morts sous le coup qui la tue.
0 soleil ! que m’importe à présent ton flambeau ?
Toute la race humaine est là, dans ce tombeau !!!
Que m’importent les jours qu’elle ne doit pas vivre !
Terre, tu peux mourir, à ton Dieu je te livre.
Il a pris Sémida… qu’il te prenne à ton tour !
Le sépulcre a servi de barrière à l’amour.
Terre, tu peux mourir, mon regard t’abandonne.
Oh ! que n’ai-je ma part du néant que je donne !
Adieu, bel avenir, froid comme le passé !
Adieu, du genre humain berceau recommencé !
Peuples du Nil, adieu ! Sémida meurt, tout change…
Mon royaume est brûlé par un regard d’archange !
Lorsque Eve succomba sous l’ennemi rampant,
L’âme de Lucifer était dans le serpent ;
Des ennuis de l’Éden il distrayait la femme,
Changeait son esclavage en révolte de flamme.
Eve fut excusable, et de sa liberté
Sa chute lui conquit le trésor agité.
Ainsi que moi, livrée à la soif de connaître,
Sous l’arbre de la mort elle acheva de naître ;
Et cueillant de sa main un fruit mystérieux,
Fit manquer pour toujours la récolte des cieux.
Mais toi, d’un Dieu jaloux tu sers la tyrannie ;
Tu livres à sa faim le fruit de mon génie !
On te voit, Sémida, vers le dôme étoile
Fuir du dernier Adam l’exil inconsolé,
Lui donnant pour rival dans cette grande guerre,
Au lieu de Lucifer un archange vulgaire !
Et moi je t’aime encor ; de lui-même effrayé,
Dans mes pleurs corrosifs mon cœur gémit noyé.
D’une infidèle mort quand je ne puis t’absoudre,
Quand tu fuis nos amours sur l’aile de la foudre,
Je t’aime, et dans mon sein triste et sans avenir,
Sous l’ongle du malheur se tord le souvenir.
Moi qui ne te vois plus je demande aux étoiles
Si je les rallumai pour te servir de voiles !
Je demande au matin, dans son vol arrêté,
S’il éteint, sous mes pleurs, son hymne à ta beauté !
Et j’ouvre encor mes bras et, pour moi, ton image
Brille sur chaque écueil de mon vaste naufrage,
Et je prête l’oreille à l’adieu suborneur
Que jette en ricanant ce spectre du bonheur.
Mesurant ma douleur à ton indifférence,
Je m’obstine à souffrir de la même souffrance ;
Quand de ton Éloïm les cieux te sont ouverts,
Je mêle ton image à l’espoir des enfers !
Sur ce globe désert je n’ai plus rien à faire,
Mon génie a besoin de changer d’atmosphère.
Mourons, puisque la tombe est l’unique chemin
Qui puisse replacer un sceptre dans ma main.
Mourons, puisque l’enfer, quand cette terre expire,
Offre à mon désespoir la chance d’un empire.
Ainsi que Sémida, le sort est inconstant.
Vaincu par le Très-Haut, je puis vaincre Satan,
Et le bruit de sa chute, en la céleste enceinte,
Ira porter mon nom à la nouvelle sainte.
Je monte sur l’Arar, réprouvé solennel,
Pour pouvoir de plus près maudire l’Éternel ;
Et frappé sans retour, pour aller sur son faîte
Du haut de mon orgueil mesurer ma défaite.
M’appuyant contre un roc, sans jamais m’incliner,
Je regarde de loin la morte rayonner.
Les lions hérissés, à l’entour du roc chauve,
Viennent interroger mes yeux de leur œil fauve ;
Et déjà dans leur sang, comme moi refroidis,
Flairer leur propre mort sur mes pieds engourdis.
Les colombes en cercle au-dessus de ma tête,
Pressentant dans les airs la dernière tempête,
Me disaient : — Nos palmiers voudraient encor fleurir,
Idaméel, pourquoi nous laisses-tu mourir ? —
Et puis je les voyais, l’aile aux vents déployée,
Chercher d’un vol pieux la sainte foudroyée ;
Sur ce cœur, dont l’élan m’osa répudier,
Effeuiller doucement les fleurs de l’amandier,
Et couronner encor de lys et d’asphodèles
Ses cheveux ranimés sous le vent de leurs ailes.
Attendant son réveil, leur amoureux essaim
Pour l’écouter dormir se posa sur son sein.
Alors au fond des mers de longs frissons coururent,
Alors à mes regards trois anges apparurent :
L’un descendu des airs, l’autre monté des eaux,
Le troisième sorti des immenses rameaux
D’un cèdre dont le front divisait les nuages,
Et qui pour l’adorer inclinait ses ombrages.
Je reconnus en eux, pâles et gémissants,
Princes dépossédés, les trois esprits puissants
A qui Dieu confia, comme un père sa fille,
Cette terre naissante et sa grande famille ;
Et qui, depuis ce jour, n’avaient jamais quitté
Ce globe dans l’espace avec eux emporté.
Sémida ne vit plus, ils perdent leur empire.
Chacun des trois esprits et s’arrête et soupire,
En voyant à ses pieds, sous ses longs cheveux d’or,
Cadavre immaculé qui semblait vivre encor,
La douce Sémida, leur ineffable amie.
On aurait cru la vierge en leurs bras endormie,
Quand le groupe divin, plus pâle à son aspect,
Souleva ce beau corps avec un saint respect ;
Frissonnant de pudeur, en ces heures funestes,
En touchant une sainte avec des doigts célestes.
Leur écharpe d’azur, tissue au firmament,
Vint, suaire béni, couvrir ce front charmant,
Ce sein qui ne bat plus sous les plis funéraires.
Comme une sœur portée au cercueil par ses frères,
Deux soutenaient sa tête, et l’autre ange attristé
Ses pieds resplendissant de leur virginité.
Je vis le groupe saint de loin, se mettre en marche
Vers un roc de l’Arar qui s’entr’ouvrait en arche.
Et là, s’agenouillant en pleurs, il déposa
La sainte en un tombeau que le lion creusa ;
Le lion qui, captif sous la roche prochaine,
En entendant gémir avait brisé sa chaîne ;
Et, pour veiller encor sur un autre cercueil,
S’était joint tout aveugle à la pompe du deuil.
L’ANGE DE L’AIR.
Tu meurs, ô Sémida ! fugitive colombe,
Tu meurs, et l’avenir n’a qu’un jour pour ta tombe ;
Un seul jour, et demain tu ressusciteras,
Loin de ce globe froid trépassé dans nos bras !
De ce globe adoré, plus beau que tous les autres,
Que Dieu laissa tomber de ses mains dans les nôtres,
C’est moi qui chaque jour, avec fidélité,
D’un manteau transparent couvrais sa nudité.
Mon souffle créateur était son atmosphère.
Oh ! que j’aimais, le soir, à balancer sa sphère
Dans les vagues contours de mon empire bleu !
Frère de la lumière et premier né de Dieu,
J’animais du grand tout les plus humbles parcelles ;
Ma force au feu vital donnait ses étincelles ;
J’animais la nature, et dans mon sein d’amant
L’existence puisait son plus pur élément ;
Et la terre, aspirant mon haleine jalouse,
Dormait entre mes bras comme une blonde épouse.
Sans mes couleurs, son ciel muet, inanimé,
N’eût été qu’un dais noir de lueurs parsemé.
En arc-en-ciel flottant, rayonnante parure,
Les sept pinceaux du jour teignaient ma chevelure.
Aux déserts africains, sous le soleil penchant,
J’attachais le mirage aux prismes du couchant ;
Et dans les nuits du Nord de prestiges remplies,
Mon regard allumait les belles parélies.
Aux brises du matin je mesurais leur vol.
Sans moi, de l’ouragan au chant du rossignol,
Toute voix de ce globe aurait été bannie :
Je portais dans mon sein l’âme de l’harmonie.
J’avais des bruits rêveurs, des murmures cachés,
Pour l’onde solitaire et les saules penchés.
Je trouvais des soupirs et des accents funèbres
Pour les cyprès des morts pleurant dans les ténèbres.
Et mon souffle amoureux courait le long des eaux
Éveiller mollement le frisson des roseaux.
Adieu, mes ramiers blancs, vous peuplades d’atomes,
Envergure de l’aigle embrassant mes royaumes ;
Aérostats brillants où l’homme, dans ses jeux,
Osait porter la main sur mon sceptre orageux ;
Vaisseaux du firmament dont je gonflais les toiles,
Qui saviez conquérir mes deux ailes pour voiles ;
Tous les enchantements de mon empire… adieu !
Je prends vos souvenirs et les reporte à Dieu !!!
L’ANGE DES FORÊTS ET DES FLEURS.
J’eus toujours des parfums pour le convoi des vierges :
La rose en pleurs s’ouvrait aux feux tremblants des cierges.
Des rameaux pâlissants, des fleurs filles du jour,
Suivaient la jeune amante à son dernier séjour !
Mais ta mort, Sémida, ta mort veut pour offrande
Le tribut embaumé de toute ma guirlande :
Mes glaïeuls, mes palmiers, mes forêts de santal,
Elle emporte au cercueil le inonde végétal !
Ma douce royauté comme la vierge expire.
Le sceptre défleuri du verdoyant empire
Échappe de mes doigts, et la sève en torrents
Cesse de circuler dans mes rameaux mourants.
O terre ! dont nos mains creusent la sépulture,
Que tes flancs étaient beaux sous ma riche ceinture !
Que sur toi balancés, mes réseaux odorants
Apportaient de fraîcheur à tes lacs transparents !
Mes bois de citronniers ignorés des tempêtes,
Inondaient de leurs fleurs tes éternelles fêtes ;
Et je perpétuais, de jardin en jardin,
Ta seule ressemblance avec l’antique Éden.
J’avais pour la beauté des panaches de moire,
Mes palmiers se penchaient vers le front ; de la gloire ;
Et jusque sous le joug des peuples du turban,
Les oracles hantaient mes cèdres du Liban.
Les liserons dorés, les mousses saxifrages,
Échappaient sous mon aile aux souffles des orages.
Le tremble au bord des eaux parlait avec ma voix ;
Je disais : — Je vous aime ! — à la rose des bois.
Mes lys de la pudeur tissaient les chastes voiles ;
J’avais autant de fleurs que les cieux ont d’étoiles,
Et leur douce famille, éparse dans les prés,
Désaltérait la nuit de leurs soupirs ambrés.
L’abeille bourdonnante au pied du mont Hymète,
Posait leur miel divin aux lèvres du poète ;
Et je voyais, épris de leur baiser vermeil,
Se mirer dans leur sein l’amour et le soleil ;
L’amour, dont le regard venait sur leurs corolles
Cueillir pour ses secrets sa moisson de symboles ;
L’amour, qui contemplait sous mes voiles flottants
Le sourire embaumé des herbes du printemps,
Et de ma pure haleine aspirait le délice ;
Ame que chaque fleur portait dans son calice.
Oh ! souvenirs flétris !… je n’irai plus demain
Tresser pour mes cheveux les bluets du chemin !
Je n’irai plus montrer mes lilas à l’aurore ;
Marquer par un baiser ceux qui doivent éclore ;
Ou confier, suivant son léger tourbillon,
Leur invisible hymen au vol d’un papillon !
Oh ! je n’entendrai plus, pleins de notes champêtres,
Les chœurs des passereaux voltigeant sous mes hêtres.
Frais vallons, recevez l’adieu de votre roi…
Le saule d’Orient a moins de pleurs que moi !
Sémida meurt… adieu, verdure des savanes,
Où mon vol se prenait aux filets des lianes,
Où je berçais ma joie… où frissonnant d’amour,
Dans des ondes de fleurs je nageais tout un jour.
Adieu, lierres rampants… bananiers dont l’ombrage
Me faisait des palais plus hauts que le nuage !
Dahlias qui germiez sous l*œil de la péri,
Avec qui tant de l’ois mon âme a refleuri !
Rameaux entrelacés du brillant mélodore ;
Myrtes encore émus des sons de la mandore ;
Primevères d’azur qui veniez sans péril
Éveiller le printemps sous un glaçon d’avril ;
Superbe amarantine, élianthes pourprées,
De mon sérail de fleurs sultanes préférées !
Sensibles mimosas dont la molle langueur
En s’inclinant sur moi m’abritait de bonheur ;
Rayons de l’astérie, encens des balsamines,
Épis, grappes, festons, calices, étamines,
Tous les enchantements de mon empire… adieu !
J’ai pris vos doux parfums et les reporte à Dieu !!!
L’ANGE DES MERS.
O Sémida, tu meurs et je descends du trône ;
J’enferme en ton cercueil ma limpide couronne ;
Des ombres de ta mort mon regard s’est voilé,
.Te perds trop de splendeurs pour être consolé !
Ce monde était à moi… mon flot que rien n’altère
Disputait aux volcans le noyau de la terre ;
Je m’y creusais ma route, et chaque sept mille ans,
Pour submerger ses monts je sortais de ses flancs.
J’emportais, je changeais sa verdoyantes robe,
Et j’étais, après Dieu, l’architecte du globe ;
Et ne cherchant que moi dans leur course sans fin,
Tous les fleuves baisaient mes pieds de séraphin.
C’est ma main qui dressait les vagues clés deux pôles
En étages glacés de fumantes coupoles ;
Et puis, pour démolir leur stérile hauteur,
Mon vol allait chercher les vents de l’équateur :
Préparés au combat, ces vents, comme une armée,
Suivaient, chaque printemps, leur route accoutumée,
En poussant vers les blocs dont l’hiver est gardien
Les courants attiédis du flot torridien.
Attaquée à sa cime, attaquée à sa base,
La coupole croulait sur la mer qu’elle écrase ;
Elle croulait… sauvant du choc retentissant
Chacun de ses cristaux en mont éblouissant.
Des fleuves en tombaient plus grands que l’Amazone,
Et ces pics de glaçons allaient, de zone en zone,
Étaler au soleil leur prisme voyageur,
Vers l’océan du Sud promener la fraîcheur ;
Et leur vapeur, volant sur la terre épuisée,
Lui versait la jeunesse en perles de rosée.
Si je frappais les eaux de mon pied souverain,
Jaillissait jusqu’au cieux le volcan sous-marin ;
Et la trombe à grand bruit, sur l’élément liquide,
Tombait d’un pli flottant de ma ceinture humide.
Livrant mon aile verte aux feux blancs de l’éclair,
J’emportais l’Océan dans les plaines de l’air.
J’aiguillonnais l’orage, et ma main, sous la brume,
Me suspendait aux crins de mes coursiers d’écume.
La forêt de corail dans mes flancs végétait ;
La vie à gros bouillons de mes vagues sortait ;
Et j’alimentais seul les sources éternelles
Que la terre versait par toutes ses mamelles.
Symbole universel de la fécondité,
Quels chants à mon pouvoir voua l’antiquité !
Oh ! quel enthousiasme a couru sur mes grèves,
Quand la Grèce en riant les peuplait de ses rêves ;
Lorsque Homère chantait, lorsque, de flots en flots,
Mon souffle balançait les fêtes de Délos ;
Lorsque brillait aux yeux des poètes sublimes
La moitié de l’Olympe au fond de mes abîmes ;
Et que l’on saluait d’harmonieux transports
Vénus, fleur lumineuse, éclose sur mes bords ;
Ou que, mille ans plus tard, m’enivrant d’autres fêtes,
L’anneau ducal d’un doge épousait mes tempêtes.
Quel silence à présent sur mes rocs désolés !!!
Seigneur, j’ai fait ma tâche, et vous me rappelez !
J’ai bercé, chaque jour, au vent de ma poitrine,
Le nid de l’alcyon sur la vague marine.
J’ai servi de tombeau, sans que rien ait surgi,
Aux batailles tonnant sur mon gouffre rougi ;
Et Léviathan seul pourrait compter le nombre
Des trésors que mon flot possède sous son ombre !
Seigneur, j’ai fait ma tâche, et je pleure pourtant,
Tout prêt à remonter vers le ciel qui m’attend ;
Je pleure cette vierge à notre amour ravie !
Qui sur le globe encor faisait flotter la vie.
Je pleure l’univers, et de ce grand trépas.
Mon immortalité ne me console pas !!!
LES TROIS ANGES.
Oui, quand nous rejoignons la divine phalange,
Ton naufrage a des droits à la pitié de l’ange !
Terre, qui sous nos pas ne peux plus tressaillir !
Des doigts de Jéhovah nous te vîmes jaillir ;
Toi, sa fille brillante, aimée, et que lui-même
Il couronna du nom de la beauté suprême.
Ainsi que toi soumis aux décrets du Seigneur,
Nous n’avions sous ses yeux qu’à veiller ton bonheur ;
Qu’à féconder en toi, pour l’heure des souffrances,
Le germe inaltéré des chastes espérances ;
Et suivant de ton Dieu l’immuable dessein,
Nous croisions à genoux nos ailes sur ton sein.
Monde jadis si beau ! terre toute fleurie !
Exil retentissant des chants de la patrie !
Terre de notre amour, qui sous le firmament
Étincelais de feux comme un grand diamant.
Belle esclave d’un jour que nous avons servie !
L’angélique baiser ne donne plus la vie ;
Tu n’es plus réchauffée à notre embrassement ;
Nos rayons sont taris pour ton allaitement,
Et tu t’es rencontrée avec la mort qui passe,
En voyageant autour des gouffres de l’espace.
Et sur ton pâle front s’étendant désolé,
Ton firmament n’est plus qu’un linceul étoile ;
Et nous ne sentons plus à sa lueur glacée
Battre sous notre main ton cœur de trépassée.
Et tes anges gardiens, longtemps silencieux,
Vont pleurer sur ta cendre à la porte des cieux.
Nous étions descendus pour compléter ta gloire,
A nos frères absents nous portons ta mémoire.
S’il est d’autres esprits, là-haut, du même rang,
Dont l’amour ait gardé quelque univers errant,
Nous parlerons ensemble et, du soir jusqu’à l’aube,
Chacun racontera l’histoire de son globe.
Oh ! quelle vaste lutte entre les narrateurs !
Drame multiple ayant des mondes pour acteurs.
Que d’intérêts sacrés ! que de fronts angéliques
Penchés vers les récits des Homères cycliques !
Même après ton naufrage, oui, tu nous appartiens,
Ta grande ombre vivra dans tous nos entretiens.
Nous dirons les parfums de tes œuvres bénies,
Des vierges et des lys les douces harmonies ;
Riais nous ne dirons pas, ô terre ! qu’en tes champs
Fleurissaient des poisons, comme au cœur des méchants.
Nous dirons ton réveil avant ton premier rêve,
Ta jeunesse semblable à la nudité d’Eve ;
Mais nous ne dirons pas, nous voilant de douleur,
Que le crime en ton sein fécondait le malheur.
Nous irons, fraternels, apprendre à l’Empyrée
Comment tu souriais dans ta robe dorée ;
Et tes jours de tristesse et tes jours triomphants,
Les noms que tu donnais aux siècles tes enfants ;
Les flambeaux vacillants élevés sur leur route ;
Tes fleuves du savoir, détournés par le doute ;
Tes grands hommes, marchant de périls obsédés,
Pour léguer leur vitesse aux peuples attardés ;
Les révolutions, gigantesques délires,
Qui passaient de ton flanc dans celui des empires ;
Tes Balbeck sous le sable, ou, dans les champs d’Enna,
Tes Catane croulant au fond de tes Etna ;
Tout ce que nous lisions sur ton front séculaire,
Emportés tous les trois dans ton vol circulaire ;
Et s’approchant de nous, peut-être, après ta mort,
Dieu nous expliquera l’énigme de ton sort.
Adieu, terre ! il est tard et l’heure est sans refuge.
L’espérance avec nous traversait le déluge ;
Quand Jérémie avait le front sur ses genoux,
L’espérance appelait d’autres siècles pour nous ;
Biais quel siècle à présent renaîtrait de sa tombe,
Quand le temps tout entier dans l’éternité tombe !
Adieu, terre ! il y tombe, et nous suivons, penchés,
Sa chute qui descend dans des gouffres cachés ;
Et nous pleurons toujours notre sainte tutelle,
Nous t’admirions assez pour te croire immortelle :
Nos cœurs qui, pleins d’amour, dans ton air respiraient,
Oubliaient en t’aimant que les mondes mouraient.
Adieu terre ! nos fronts pour deuil prennent ta cendre ;
L’ange doit remonter, Jésus-Christ va descendre.
Son regard va venir fouiller ton sein dormant.
Nos sanglots troubleraient l’heure du jugement,
Et nous devons te fuir avant l’arrêt suprême,
De peur, parmi tes morts, d’être jugés nous-même.
Adieu, terre adorée ! amante, épouse, adieu !
Oserons-nous monter si tristes devant Dieu ;
Et blessés jusqu’au cœur sous nos puissantes armes,
Devons-nous dans le ciel emporter tant de larmes ?
Oui ! nos gémissements sont pardonnes… il faut
Les pleurs des séraphins aux œuvres du Très-Haut.
Ils se taisent alors, et l’adieu symbolique
Expire désolé sur la lèvre angélique.
Et leurs larmes de deuil les inondent à flots ;
Et leur douleur ruisselle en hymne de sanglots ;
Car en cette heure sombre et que la mort amène,
Aux lamentations manque la voix humaine ;
Et quand la terre touche à son dernier frisson,
Nul Bossuet géant n’est là pour l’oraison ;
Et la mère a déjà repris dans ses entrailles
Tous les fils qui pouvaient gémir aux funérailles.
Les trois puissants esprits se prennent par la main.
N’as-tu pas de tes cieux oublié le chemin,
Trinité séraphique à la terre liée ?
Tu rouvres lentement ta grande aile pliée,
Ton aile qui longtemps semble fixée au sol,
Tant le poids de tes pleurs alourdissait son vol !
Puis, comme un aigle noir blessé loin du tonnerre,
Incertain en montant d’arriver à son aire,
Tu flottes tournoyante, épanchant tes regrets
De la mer aux vieux monts, des déserts aux forêts.
Tu ne peux pas quitter, tant la chaîne était forte,
Ce qui reste de toi sur la planète morte.
Ton front touche la nue, et dans son lent essor,
Aux rameaux des palmiers ton aile traîne encor.
Telle une veuve, l’œil sur la voûte étoilée,
De ses voiles traînants couvre le mausolée.
Tu contemples ce sol où ta pitié germa,
Où l’ange avec son cœur comme un de nous aima.
Et lorsque, plus que toi, j’ai perdu ma conquête,
Tu passes sans me voir au-dessus de ma tête.
Tu fuis en soupirant de ses flancs entr’ouverts,
Ame triple, attachée au corps de l’univers !
Tu laisses Sémida, tu fuis ses chastes restes,
Seule cendre arrosée avec des pleurs célestes !
Et pour la voir bénir le Dieu que je maudis,
Tu rejoindras son âme au seuil du Paradis.
Tu prends entre tes bras, à ses neiges ravie,
L’arche d’où je n’ai pu faire sortir la vie,
Et tu vas la porter au ciel oriental,
Vaisseau qui doit flotter sur la mer de cristal.
Chaque élan de ton vol vers la patrie absente,
Refroidit d’un degré la terre gémissante ;
Et tu montes toujours… Déjà loin de notre air,
Tu n’es qu’un point douteux décroissant dans l’éther :
Ainsi, vers la clarté, de nuage en nuage,
Fuit l’albatros sortant des gouffres d’un orage.
Depuis trois fois sept jours, sous son poids incliné,
Mon front vers le soleil ne s’était pas tourné !
Le soleil n’avait pu vivifier sa flamme,
A la part que mes yeux lui jetaient de mon âme :
J’avais négligé l’astre, et, voilés de pâleur,
Ses rayons dans les cieux étalaient ma douleur.
Et le deuil de son disque à mon deuil se mesure ;
Nous succombons atteints de la même blessure ;
Et par un souffle froid saisis à l’unisson,
Nous nous sentons mourir sous le même glaçon.
Tous deux, l’un de clartés et l’autre d’amour vide,
Nous penchons vers la nuit notre spectre livide ;
Mais le sort nous destine un tombeau différent,
Et je n’abdique pas sitôt que lui mou rang !
Dormons… Mon cœur est lourd, et soulève avec peine,
Pour ses derniers soupirs, le fardeau de sa haine !
Voir mourir l’univers flatte peu mon désir :
Laissons au Créateur ce sublime plaisir.
Dormons… Toi qui voulais ma Sémida pour mère
Idaméelpolis, n’appelle plus ton père !
Attends loin de mes yeux l’universel trépas.
Tes autels maintenant ne me suffiraient pas,
Car j’ai pris, délaissant ta grandeur abattue,
L’Arar pour piédestal, sans changer la statue !
Que ferais-tu de moi ? nos espoirs sont trahis.
Meurs ainsi que mourut ton aïeule Sais ;
Sa déesse aujourd’hui lève son voile austère,
Et c’est pour en couvrir les astres et la terre.
Dormons… Mais est-ce un rêve enfanté par l’effroi ?
La résurrection fourmille autour de moi !…
A son appel vengeur nul mort ne se dérobe ;
Le soc du jugement sillonne notre globe.
Ainsi qu’un laboureur, à sa tâche animé,
Cueille en espoir l’épi sous la glèbe enfermé :
Déjà tout orgueilleux de ses moissons nouvelles,
L’ange exterminateur aligne ses javelles ;
Et chaque grain fleurit pour l’ombre ou la clarté,
Et voit germer de lui son immortalité.
Comme en un sol fécond chaque œuvre ensemencée
Dans les replis du cœur ou ceux de la pensée,
Reparaît, déployant ses feuilles par millier,
Tantôt lys virginal, tantôt mancenillier.
Des mondes à venir partageant le domaine,
Tous les fruits qu’a portés la conscience humaine,
Renferment un miel pur, ou, trésor vénéneux,
L’éternité du ver que nous mîmes en eux !
Car la rédemption, cette marâtre blême,
Sauve ses fils, pourvu qu’ils se sauvent eux-même ;
Car le sang de Jésus, versé sur l’univers,
N’emplit que la moitié des sépulcres rouverts,
Et semble ne baigner, si haute est sa stature,
Le spectre de la mort que jusqu’à la ceinture ;
Et l’ombre de la croix laisse à nu, devant lui,
Tous les cœurs condamnés où ce sang n’a pas lui.
Et moi, j’insulte encor le dieu dont tout s’effraie ;
Mon orgueil ne pourrait se noyer dans sa plaie,
Son sein de rédempteur ne pourrait l’absorber :
Les clous de Golgotha me laisseraient tomber !
Venez à moi, maudits… La montagne est mon trône.
Que de siècles pressés autour de ma couronne !
Leur foule, dont mon front dépasse la hauteur,
Oublie en me voyant l’ange exterminateur ;
Et n’apercevant pas l’arrêt de mon supplice,
Demande si je suis son juge ou son complice.
Je parais, sur l’Arar au milieu des deux camps,
De cette éruption dominer les volcans ;
Et mon œil dans leur sein peut, tout fier d’y descendre,
Suivre de morts en morts ces annales de cendre.
Et la terre chancelle, et ses flancs sillonnés
Rendent au jour ses fils, du cercueil nouveau-nés.
Autour de moi longtemps leurs flots croissent et roulent ;
Les monts déracinés en nations s’écroulent.
Comme on vit autrefois le déluge puissant,
De sommets en sommets monter intumescent,
Au-dessus des rochers et des plus vastes dômes
La résurrection lance ses vagues d’hommes ;
Et réserve déjà pour son calice amer,
L’écume des forfaits qu’agite cette mer.
Sous mon regard de roi quelle profonde étude !
Que de sujets futurs dans cette multitude
Où chaque Oreste vient dénouer, blasphémant,
Sa grande trilogie au pied du jugement !!!
La trompe d’airain tonne au souffle de l’archange ;
Spectacle qu’entrevit l’âme de Michel-Ange.
Et l’artiste était là… génie humilié ;
Car sur sa toile ardente il m’avait oublié.
Adieu, soleil… ma main n’a pu, sous tant d’orages,
Grossir d’un grain de plus le sablier des âges ;
La mort vient se coucher sur ton disque en lambeaux,
L’orbe des jours fait place aux cycles du chaos.
Adieu ! soleil !… adieu… la nuit s’approche immense !
C’est ton éternité de néant qui commence !…
Mais moi, d’autres destins me sont encore offerts :
Je me réveillerai demain roi des enfers !!!
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